John GRAZ, Paul NOUAN, Gérard POUBLAN, « Alfred Vaucher: un siècle, ou presque, d’adventisme », Signes des temps, novembre-décembre 1980, p. 4-7
Rédacteur des « Signes des temps » de 1913 à 1920, Alfred Vaucher a 93 ans. Pasteur, professeur, écrivain, mais surtout chercheur inlassable. A l’âge de 16 ans, il écrit son premier article sur les visions du prophète Daniel (publié dans le « Messager prophétique » en juillet 1903, p. 62 et 63). Il continue à fouiller les bibliothèques d’Europe et d’Amérique pour mettre la main sur les documents rares concernant ces mêmes visions du prophète Daniel.
Lors d’un récent passage dans la région parisienne, trois responsables de la presse adventiste l’ont questionné à la fois sur son expérience personnelle et sur ses idées. « Signes des temps » publie des extraits de ce long entretien.
Sdt. –A la suite de quelles circonstances vous êtes-vous intéressé à la théologie, et quelle a été votre formation ?
A. Vaucher. –Ma formation théologique n’est pas encore faite, mais voilà ce qui s’est passé. Mon oncle, qui était pasteur de l’Eglise vaudoise, avait laissé tous ses cahiers de cours dans un tiroir. Je les ai tous dévorés. A ce moment là, c’était très orthodoxe. L’enseignement qui se donnait à la faculté de Torre Pellice était évangélique.
A l’âge de 9 ans, j’ai entendu un appel du Seigneur d’une façon très distincte, comme si vous me parliez. Le Seigneur m’a appelé en me disant que je devais entrer dans l’Eglise par le baptême et dans son œuvre en devenant pasteur. Et j’ai eu l’outrecuidance de dire : « Dans l’Eglise, si tu veux, mais pas dans l’œuvre. » Je me suis reproché ce refus toute ma vie, et je me le reproche encore.
Sdt. – Jérémie n’a-t-il pas aussi fait le récalcitrant quand il a reçu l’appel de Dieu ?
A. Vaucher. – Si. A l’âge de 13 ans, j’ai eu un rêve. J’ai cru assister au jugement universel. Cela m’a tellement bouleversé que le matin, sans consulter personne, j’ai pris une plume et une feuille de papier et j’ai écrit au pasteur en demandant à entrer dans l’Eglise et dans la la carrière pastorale. J’ai donc été baptisé à l’âge de 13 ans et, à l’âge de 15 ans, quand il y a eu un cours de formation biblique à Paris (l’Eglise adventiste n’avait pas encore d’école) de six mois, on m’a fait venir. On m’a payé l’écolage, et après ces six mois je suis entré au service de l’Eglise.
Sdt. – Est-ce à cette époque que vous avez écrit votre premier article sur les prophéties ?
A. Vaucher. – C’est à 16 ans que j’ai écrit mon premier article sur Daniel 8, qui a paru dans le « Messager ». Le pasteur qui donnait les cours de Bible a organisé un concours : il a demandé à tous les élèves (une quinzaine) d’écrire sur Daniel 8, puis il a choisi. Je suppose qie c’est parce qu’il avait de la sympathie pour moi, il me considérait un peu comme son fils, son héritier spirituel, car c’était lui qui m’avait baptisé, alors il a fait paraitre le mien. Ce n’est pas qu’il valait plus que les autres.
Après cette brève formation biblique, Alfred Vaucher a travaillé en Italie comme évangéliste et enseignant, puis en Suisse dont il a la nationalité et où il s’est marié en 1909. En 1913 on l’envoie prêcher en France. En même temps il assume la responsabilité de la rédaction de « Signes des temps », pendant toute la période de la Première Guerre mondiale.
Sdt. – A l’époque n’enseignait-on pas dans les milieux adventistes que le Christ allait revenir incessamment ?
A. Vaucher – Quand j’étais enfant, dans les groupes adventistes, l’idée était que les jeunes comme moi n’arriveraient pas à faire leur service militaire. Dans ma famille ce n’était pas le cas : ni ma grand-mère ni ma mère n’ont eu l’idée de faire des calculs, de dire que cela ne peut pas durer longtemps, etc. Elles étaient persuadées que le Christ allait revenir et qu’il fallait se préparer, mais sans accentuer dans le sens de fixer des limites dans l’histoire. Aussi je n’ai jamais eu personnellement à lutter contre cette tendance.
Sdt. –Comment la Première Guerre mondiale a-t-elle été considérée dans cette atmosphère de derniers temps ?
A. Vaucher – Pendant la Première Guerre mondiale, nos prédicateurs, surtout en Amérique, ont fait des imprudences. Dans toutes leurs conférences ils ont parlé de la guerre et de ce qui allait arriver, ils ont fait les prophètes et se sont trompés sur toute la ligne. Ils étaient persuadés que c’était la dernière guerre et que la papauté allait prendre les choses en main ; Pour eux, les gouvernements n’avaient pas su éviter la guerre et allaient demander l’intervention d’une autorité spirituelle, et où trouver cette autorité sinon à Rome ! C’était l’idée prêchée dans nos journaux. Si on lit les journaux adventistes américains de cette époque-là, ce sont toujours des études sur la prophétie avec des prévisions et des prédictions que ne se sont pas réalisées.
En relisant les articles d’Alfred Vaucher, on se rend vite compte que jamais les événements n’ont été pour lui l’occasion de spéculations prophétiques. Il s’en est toujours tenu à l’étude des textes de la Bible.
Sdt. – Dans vos écrits vous citez de nombreux auteurs à l’appui de la thèse adventiste, dans le domaine prophétique, doctrinal, mais vous exprimez rarement votre opinion. Pourquoi ?
A. Vaucher – Etant donné que je n’ai pas fait d’études théologiques, j’a simplement lu ce que j’avais sous la main, je suis un autodidacte avec tout ce que cela suppose de lacunes dans l’instruction, je ne me suis jamais senti vraiment capable, mais comme je lisais beaucoup et que j’assimilais assez facilement les choses, j’ai donc fait un travail de compilation. J’ai choisi, parmi les auteurs, ceux qui étaient en harmonie avec nos croyances et j’ai cité cela.
Ensuite, quand j’ai commencé d’enseigner, entre 1919 et 1920, on m’a demandé d’écrire un manuel « L’Histoire du salut », avec beaucoup de citations d’auteurs non adventistes pour montrer que notre doctrine n’était pas quelque chose d’aussi étranger, bizarre, et que pour chacune de nos doctrines nous avions des auteurs sérieux, comme Vinet pour certaines choses, Godet pour d’autres, qui étaient d’accord avec nous. C’est ce que j’ai fait, et je me suis toujours tenu un peu en arrière, parce que j’avais un sentiment de modestie par le fait que je n’avais pas fait des études de théologie.
Sdt. – Et puis vous vous êtes intéressé à l’histoire.
A. Vaucher – L’histoire m’intéressait plus que la théologie. J’ai toujours été plus porté vers l’histoire. Bien qu’ayant fait de la dogmatique, je n’ai jamais eu un esprit dogmatique. J’aime présenter les différentes vues sur n’importe quel sujet. J’aime à faire l’histoire d’une doctrine, voir comment elle est née, comment elle s’est développée, par quelle vicissitudes elle a passé, les déviations, les controverses, etc.
J’ai toujours présenté les doctrines d’un point de vue historique.
Sdt. – L’étude que vous avez faite sur Lacunza a littéralement émerveillé nombre d’universitaires. Le grand sociologue, Jean Séguy, a dit que cela a été une véritable découverte pour eux de lire cette recherche.
A. Vaucher – Cela a été très apprécié en dehors du milieu adventiste. Etant donné que Lacunza est considéré comme un précurseur de l’adventisme, je me suis dit que cela aurait un impact chez les adventistes, mais j’ai été déçu. Par contre, cela a été très apprécié dans les milieux catholiques, en Espagne, en Amérique du Sud, en Italie.
Sdt. – Au juste, qui était Lacunza ? C’était un jésuite, n’est-ce pas ?
A. Vaucher – Oui, c’était un jésuite. A un moment donné, le pape a dissous la Compagnie de Jésus parce qu’il y avait des pressions très fortes. Sous l’influence des encyclopédistes, Voltaire, Rousseau, d’Alembert, etc., le clergé était devenu sceptique, et s’occupait surtout de questions pratiques, de donner des conseils sur l’agriculture, par exemple, ou sur l’industrie. Les questions théologiques l’intéressaient peu. Alors Lacunza a été frappé de voir que le clergé prenait cette direction et n’avait plus cette foi des générations précédentes. Il a considéré cela comme une apostasie. Lacunza était alors au Chili. Quand la Compagnie de jésus a été dissoute, il a été expulsé du Chili avec tous les jésuites. Ils ont été mis sur le bateau. Quand ils sont arrivés vers la France, on n’a pas voulu les recevoir, en Italie non plus. Finalement, on les a autorisés à débarquer dans les territoires appartenant à la papauté. Les uns se sont fixés à Bologne, les autres à Imola. Il ne pouvait rien faire. Il était tout à fait isolé, sans occupations. Alors il est allé à la bibliothèque du couvent et il a cherché tous les ouvrages sur les prophéties, sur Daniel, sur l’Apocalypse. Il les a lus, et a eu l’impression que les interprétations données n’étaient pas justes. Insatisfait, il a proposé une voie nouvelle, une voie différente. Il a écrit son ouvrage, et son but était de le faire éditer avec l’imprimatur. Mais les jésuites de Rome l’ont lu et se sont divisés en deux : les uns ont dit que c’était magnifique, extraordinaire ; les autres, que c’était diabolique, et sont devenus les adversaires de Lacunza. Dans ces conditions, l’ouvrage n’a pas été imprimé.
Etant donné qu’il était favorable aux juifs, les rabbins lui ont proposé de l’imprimer. Il n’a pas voulu, parce qu’il était bon catholique. Il est mort sans avoir eu la satisfaction de voir son ouvrage imprimé.
Sdt. – Que pense-t-on des idées de Lacunza aujourd’hui ?
A. Vaucher – Il a été mis à l’index, et ses partisans ont dû se taire. Mais récemment on m’a montré une revue des jésuites où mes recherches sont mentionnées avec beaucoup d’éloges, et où l’on s’efforce de mettre en avant les idées de Lacunza. Cela m’a montré que Lacunza n’est pas mort.
Sdt. – Et aujourd’hui que faites vous ?
A. Vaucher – Lorsque j’étais professeur, j’ai enseigné Daniel presque chaque année, donc pendant des années et des années. Il y avait des problèmes auxquels je me suis attaqué. Au bout d’un certain temps, je suis arrivé à en résoudre un, à ma satisfaction, et ce problème-là a été éliminé ; mais il y en avait un autre, puis encore un autre. Aussi je me suis passionné, et j’ai lu sur Daniel quantité d’ouvrages qui étaient accessibles.
Ensuite, j’ai eu l’idée de mettre cela à la portée des professeurs qui enseignent ces matières dans les séminaires adventistes. J’ai donc fait un volume. Mais je ne suis pas encore satisfait, parce qu’il y a encore trop de documents qui me manquent ; ce sont des ouvrages rares que je n’arrive pas à trouver. Je vais encore m’adresser à des centres de recherches en Allemagne et à Londres. Si j’y ai accès, je pourrai compléter mon ouvrage.
Sdt. – Quels sont pour vous les enseignements essentiels de l’Eglise adventiste ?
A. Vaucher – La personnalité de Dieu, la divinité de Christ, l’inspiration des Ecritures, le retour du Christ, la perpétuité des dix commandements, et par conséquent du sabbat le quatrième commandement ;
Interview réalisée par John Graz, Paul Nouan et Gérard Poublan