( MILLOT J.-P., « Entrevue avec Alfred Vaucher », L’Echo du Salève, octobre-novembre 1976, p. 6-8. )
Il y a longtemps que l’ECHO DU SALEVE n’avait plus ouvert ses colonnes à Alfred VAUCHER, ancien directeur et professeur du Séminaire de Collonges, Docteur honoris causa de l’Université Andrews.
A la retraite depuis déjà de nombreuses années, celui-ci n’en continue pas moins un patient travail d’érudition et de recherche qui a fait de lui l’un de nos meilleurs théologiens en Europe.
C’est dans son appartement de Genève, en soirée, et le plus simplement du monde qu’il a accepté de nous recevoir. Et c’est en toute liberté et avec beaucoup de franchise qu’il a bien voulu répondre à nos questions.
Echo du Salève – Quand êtes-vous venu à Collonges pour la première fois ?
Alfred Vaucher- C’était en 1921, lorsqu’a été fondé le Séminaire. J’étais alors directeur de l’école de Gland. Je suis venu pour enseigner la Bible et l’Histoire. Puis seulement de Bible, après l’arrivée de Daniel WALTHER.
Après quelques années j’ai réclamé un changement mais j’ai dû patienter. Finalement, à la suite de plusieurs demandes, j’ai été nommé, en 1941, aumônier à Gland où je suis resté trois ans, puis président de la Conférence du Léman à Lausanne.
Un an après, on m’a demandé de revenir à Collonges, cette fois pour diriger le Séminaire. J’ai expliqué que j’avais quitté Collonges avec la ferme intention de ne pas y retourner. On m’a alors répondu : « Il n’y a pas à discuter. Il faut obéir. Il faut y aller ! »
E.D.S – Vous êtes donc revenu comme directeur ?
A.V – Oui et je suis resté six ans. Au bout de cette période j’ai dit au président de la Division : « Si vous voulez que je reste pour l’enseignement de la Bible, je suis prêt à le faire ; mais j’aimerais être déchargé de la direction. » Il m’a rétorqué : « Si vous quittez la direction il faut quitter le Séminaire ! ». Et c’est ainsi que le dimanche suivant, juste après les exercices de clôture, j’ai déménagé pour m’installer ici, à Genève. C’était en 1951.
E.D.S- Qu’êtes-vous alors devenu ?
A.V. – La Division m’a demandé si cela m’intéresserait d’être secrétaire d’une commission de recherches. J’avais, en effet, créé à Collonges, et sur ma propre initiative, un petit centre de recherches mais qui n’avait rien d’officiel. Naturellement cela m’enchantait. Et c’est, dans ces conditions, que j’ai travaillé ici, pendant quelques années. Lorsque j’avais réuni une certaine documentation je la présentais. Et, à partir de là, il m’était possible de faire un essai sur tel ou tel sujet. Ont paru ainsi toute une série d’essais sur le Baptême, sur la Sainte Cène, sur les Prophéties, sur Israël…
Le Président aurait aussi voulu qu’on réalise, en Europe, une sorte d’Encyclopédie adventiste, telle qu’il en existe une en Amérique, mais en choisissant de préférence les auteurs connus chez nous. J’ai travaillé un certain nombre d’années à cela. J’ai réuni toute une documentation.
Mais son successeur ne voyait pas du tout la nécessité d’une telle entreprise, prétextant qu’on avait trop peu d’intellectuels en langue française. Alors j’ai utilisé dans « SERVIR » toute la documentation accumulée. Et j’ai continué à faire publier, de temps en temps, un essai après qu’il eût été approuvé. Il était imprimé à Collonges ou à Dammarie-les-Lys.
Quelque temps après il y a eu à la Division ce que j’appelle : « le grand chambardement ». Ils ont tout « bazardé »… J’ai demandé alors au secrétaire de la Division ce qu’il allait advenir de cette commission de recherches. Il me fut répondu qu’une nouvelle commission allait être nommée.
Au bout d’un certain temps j’ai reçu une circulaire avec une liste de noms. Je figurais là comme membre de cette nouvelle commission. Mais pas de secrétaire…
Cela fait maintenant quelques années qu’il y a eu ce changement. Or, je n’ai jamais été invité à une séance. Je pense que la commission ne s’est jamais réunie et que, par conséquent, aucun travail n’a été effectué. En tout cas, pas à ma connaissance !
Sans doute y a-t-il eu tellement de « chats à fouetter » que la question de la commission a dû rester en plan !
E.D.S –N’ayant plus de fonctions précises au sein de cet organisme-fantôme, qu’avez-vous fait depuis lors ?
A.V. –J’ai répondu à un appel en provenance de Florence. Déjà, en 1962, on m’avait demandé d’enseigner là-bas. Depuis j’y suis allé à peu près chaque année pour quelques mois.
E.D.S –Maintenant vous y partez précisément…
A.V. –Oui, mais seulement pour y donner dix leçons. Car je dois me rendre en Amérique début novembre. Je suis sous surveillance médicale. A Los Angeles ils m’ont laissé partir… à condition que j’y retourne. Je resterai donc aux Etats-Unis, chez l’une de mes filles, pendant six mois.
E.D.S.- Vous faites toujours, cependant, un peu de recherche ?
A.V.- Ah, vous savez, c’est une vie !
E.D.S –Quel est votre meilleur souvenir ?
A.V.-Il m’est un peu difficile de répondre à cette question. De bons souvenirs j’en ai beaucoup. Mais j’ai eu aussi des déceptions. Vous savez, dans le ministère, il n’y a pas que des joies.
E.D.S- Pourriez-vous alors nous mentionner quelques-unes de vos plus grandes joies et quelques-unes de vos plus grandes déceptions ?
A.V.- J’ai eu beaucoup de satisfactions lorsque j’étais rédacteur parce que c’était un travail que j’aimais.
J’ai connu aussi beaucoup de joies dans mes recherches. C’était devenu une véritable passion. J’ai fréquenté toutes les bibliothèques : de France, d’Italie, d’Espagne, d’Allemagne occidentale, de Belgique, de Suisse, des Pays-Bas, du Danemark… Je suis allé deux fois visiter celles d’Amérique du Sud (Argentine, Brésil, Colombie, Mexique), sans compter, bien sûr, celles des Etats-Unis mais aussi celles du Canada. Bref, je suis devenu un rat de bibliothèque !
Dans l’enseignement, j’ai également rencontré des satisfactions. Mais j’ai subi quelques déceptions… D’abord, on changeait mon programme constamment, me retirant un cours pour m’en donner des nouveaux. Or, chaque préparation d’un cours demandait énormément de recherches. Si bien que j’ai beaucoup trop travaillé. Et cela a entraîné des dépressions nerveuses…
Autre chose : lorsque je suis arrivé à Collonges, la première année, je fus nommé bibliothécaire. Mais il n’y avait pas de bibliothèque ! Le directeur d’alors, m’a proposé de faire des commandes nécessaires. J’ai donc commandé, pour un millier de francs (de l’époque) de livres. Mais un peu plus tard il est venu me trouver et m’a dit : « Je suis désolé. J’ai parlé avec le trésorier. Il n’y a pas d’argent. Il vous faut décommander. » Ne voulant pas décommander, j’ai dû payer de ma poche ces ouvrages. Ce fut le début de la bibliothèque.
Durant les premières années, nous ne reçûmes absolument rien pour elle car il y avait toujours des imprévus : des réparations auxquelles on n’avait pas songé ou le chauffage qui coûtait toujours le double de ce qu’on avait pensé. Si bien que lorsqu’on en venait à la bibliothèque, il n’y avait plus d’argent à allouer !
Finalement, une année, une somme a été votée. Oh, j’étais content ! Et puis, savez-vous ce qui est arrivé ? Le directeur s’aperçut que tous les fauteuils du salon du Parc étaient défoncés, parce que trop usagés, et devaient être remplacés. De sorte qu’on a utilisé à cette fin les fonds qui avaient été destinés à la bibliothèque…
Alors je me suis fâché ! Vous savez, pendant les 26 ans qu’au total j’ai passés au Séminaire, j’ai dû me fâcher deux fois…
Ainsi nous avons eu beaucoup de déceptions et pendant longtemps, au niveau de la bibliothèque. Aujourd’hui encore c’est insuffisant. Je ne sais combien de temps il faudra encore attendre…
E.D.S -… Jusqu'à ce que soit construite la bibliothèque qui portera votre nom ?
A.V.- La question du nom ne me touche pas beaucoup !
Vous n’ignorez pas, peut-être, que j’ai fait don au Séminaire de ma propre bibliothèque. C’est l’actuel secrétaire de la Division qui m’avait demandé si je ne pouvais pas donner tout ce que je possédais : mes livres, mes fiches… Si bien que lorsque je veux faire un travail, il faut que je monte à Collonges.
Un jour, je suis donc monté. La bibliothécaire n’était pas là. Et, au bureau, personne n’a pu me donner la clé. Je suis donc redescendu. J’étais venu pour rien.
Voici deux ou trois ans, l’Administrateur a promis de me faire avoir ces clés. Je les attends toujours !
En conséquence, je préférerais posséder les clés de la présente bibliothèque plutôt que d’avoir mon nom inscrit sur celle qui sera peut être construite pendant le « Millénium ! »
Enfin il parait que l’année prochaine il y aura à cet effet une collecte du 13e Sabbat. Nous avons donc quand même quelques raisons d’espérer !
E.D.S –A part cela, avez-vous eu d’autres sujets de déception ?
A.V. –En 1941, lorsque je suis parti du Séminaire, je me suis dit : « C’est fini. Jamais plus je ne reviendrai à Collonges. Même pas pour une invitation. Je n’y remettrai plus les pieds ! » J’en avais tellement assez que je ne voulais plus entendre parler de Collonges.
E.D.S. –Qu’est ce qui avait bien pu vous décevoir à ce point ?
A.V. –Cela venait de ce que le comité directeur de l’époque était composé, pour l’essentiel, des présidents des divers champs, tous des hommes qui n’avaient pas fait d’études et qui ne comprenaient rien aux problèmes du Séminaire. Nous n’étions que deux, le directeur et moi, sur une dizaine de membres, à connaître un peu les besoins réels. Aussi n’arrivions-nous jamais à obtenir ce que nous voulions.
Par exemple, en ce qui concerne le chauffage. Durant tout le temps où je fus là je n’ai jamais pu obtenir qu’une somme suffisante lui soit consacrée. Ce n’est que monsieur Pierre LANARES (qui m’a succédé) qui est parvenu à recevoir quelque chose d’un peu plus substantiel.
Pendant 26 ans on n’a jamais été chauffé convenablement. Et une année, au cours de la guerre, je n’ai pas pu avoir plus de 12° dans mon appartement. J’étais obligé de garder le lit et je préparais mes cours, enfoui sous les couvertures ! C’était une misère !
Alors, pour la deuxième fois, je me suis fâché ! J’avais déjà demandé, à diverses reprises, mon transfert. On me l’avait toujours refusé ou bien l’on me berçait d’illusions. On me faisait des promesses n’aboutissant jamais.
Finalement je me suis dit : « Puisqu’ils ne veulent pas me laisser partir, je vais provoquer un esclandre de telle sorte qu’ils me renvoient. » J’ai donc préparé un petit discours et j’ai dit ce que je pensais. Deux de mes collègues ont reproduit ce discours et l’ont envoyé à Berne… où il est resté dans un tiroir pendant bien des années. Ils m’ont laissé quand même à Collonges : je n’avais pas réussi à me faire expédier !
Il faut ajouter qu’à l’époque j’étudiais trop. Je me fatiguais beaucoup intellectuellement. Aussi j’avais des dépressions, je faisais de la neurasthénie. Je voyais les choses trop en noir ! Heureusement, avec le temps, les déceptions s’atténuent un peu…
E.D.S. –Que pensez-vous du développement actuel du Séminaire ?
A.V. – J’ai été très heureux d’apprendre qu’il existe un désir de se conformer à ce que nous considérons comme des principes fondamentaux. Jusqu’ici, on s’en était longtemps éloigné…
Les premières années, il y avait un secrétaire du Département de l’Education à la Conférence Générale qui venait à Collonges pour nous conseiller. Il aurait voulu que les professeurs prennent part aux travaux manuels, aux côtés des élèves. Ainsi nous allions parfois travailler dans les champs. A un moment on avait établi un atelier de reliure et j’y ai travaillé pendant un certain temps
Hélas, peu à peu, on a laissé tomber tout cela. On a remis la ferme entre les mains d’un étranger. Puis on a confié le jardin à quelqu’un d’adventiste mais extérieur à l’école. Beaucoup d’élèves furent obligés d’aller gagner leur vie à Genève, la nuit. J’avoue que j’ai été très contrarié par tout ceci.
A présent, je crois que se manifeste un effort réel pour revenir sur une voie meilleure. Et cela me réjouit…
E.D.S. –Que pensez-vous de l’évolution actuelle de l’Eglise adventiste en générale ?
A.V. –Il est certain qu’elle évolue… Je dirais même qu’il y a aujourd’hui davantage de diversité. Lorsque nous étions peu nombreux on remarquait une assez grande uniformité. A l’époque ceux qui n’étaient pas faits sur mesure étaient obligés de s’en aller. C’était assez strict, plutôt sévère. Tandis qu’à présent on assiste à une plus grande tolérance.
Lorsque je suis entré dans l’œuvre, il fallait vraiment avoir la vocation. Sur le plan financier, en particulier, la situation était difficile. Pensez que nous avions alors en Suisse de jeunes horlogers, n’ayant fréquenté que l’école primaire, que recevaient en une semaine ce que nous nous gagnions en un mois ! Vous pensez qu’ils n’avaient pas du tout envie d’entrer dans l’Œuvre.
Maintenant on va à l’Ecole. On sort de l’Ecole pour entrer dans l’œuvre. Certains ont la vocation. Surtout s’ils sont venus étudier alors qu’ils avaient déjà un certain âge. Mais il en est d’autres, des « fils à papa », qui ont été envoyés là pour faire leur théologie… Lorsqu’ils obtiennent leur diplôme ; que voulez-vous qu’ils fassent ? Leurs parents seraient déçus s’ils choisissaient autre chose. Aussi ils entrent dans l’Œuvre. Pour devenir des fonctionnaires, peut-être des mercenaires. Et parfois ils font de mauvaises expériences.
E.D.S –Vous reconnaissez-vous encore bien dans l’Eglise adventiste d’aujourd’hui ?
A.V.- Vous savez, je suis né là-dedans. J’y ai passé toute ma vie !
Parfois, cependant, je vois tant de choses qui ne me semblent pas conformes à ce qu’elles devraient être que je me dis : « Si j’étais dehors, connaissant la situation telle qu’elle se présente à l’intérieur, j’hésiterais à entrer dans l’église. Mais étant dedans, je supporte même ce qui me choque. »
Malgré tout j’ai confiance, croyant que l’Œuvre est entre les mains de Dieu.
Propos recueillis par J.-P. MILLOT