Article de Georges Stéveny, dans la Revue aventiste du 15 juin 1978, p.7-12
Son travail a moins suivi un plan préétabli que servi des nécessités quasi quotidiennes. Né pour être professeur, vivant pour enseigner, il a dû souvent s’adapter aux exigences des programmes. Nous en sommes, d’ailleurs, les heureux bénéficiaires, car son œuvre revêt ainsi un caractère global. Tous les aspects de la théologie ont retenu son attention, sans qu’il ne tombe jamais dans la superficialité. Partout la même clarté, la même profondeur, la même rigueur dans l’intelligence de la Parole de Dieu. Toujours affleure le souci sévère d’en être l’interprète fidèle.
Néanmoins, essayant de situer la théologie d’Alfred Vaucher dans les grands courants du siècle, j’évoquerais volontiers une parenté avec Oscar Cullmann, le seul dont on puisse vraiment le rapprocher, en dépit de très grandes différences quant à la méthode et au langage. Le titre même du volume dont nous saluons avec joie la quatrième édition, L’Histoire du Salut, revêt une signification décisive. Il est comme un drapeau qui annonce une position. Pour lui, la doctrine biblique, dogmatique, n’est pas une théorie mais une histoire. Non pas un conte, ni un mythe, mais une série de faits authentiques, une histoire dans le sens fort du terme, d’où se détache sans cesse la figure du Christ. Il le dit clairement, le christianisme c’est la personne de Jésus-Christ.
Au fait, Alfred Vaucher cite lui-même Cullmann dans l’introduction de sa dernière édition : « Le Nouveau Testament repose tout entier sur l’idée que Dieu est à l’œuvre dans une succession d’événements qui amènent le salut des hommes » (Oscar Cullmann, Le salut dans l’histoire, Neuchâtel, 1966, p. 125). Notons que l’affirmation de Cullmann date de 1966. Vaucher avait choisi son titre plus de quarante ans plus tôt, puisque la première édition de son Histoire du Salut a paru en 1921. Il est donc hors de question d’invoquer une influence de Cullmann sur Vaucher, mais plutôt d’y voir une parenté a posteriori. Le fait mérite d’être mentionné, car il touche au cœur même des grandes discussions théologiques du 20e siècle. Tandis que Bultmann abandonne l’historicité de la Bible au profit d’un aspect existentiel – ce qu’il appelle la démythologisation –, Cullmann pense que la Bible a déjà fait œuvre de démythologisation et il insiste sur le caractère historique. C’est indépendamment du lecteur et de sa foi que l’événement divin est devenu événement. L’Histoire du Salut est une suite d’événements, avec en son point culminant la mort et la résurrection du Christ.
Vaucher cite une autre déclaration qui résume bien la pensée de Cullmann et cadre parfaitement avec la sienne : « Il serait possible de schématiser de la manière suivante cette histoire du salut : Dieu a créé le monde ainsi que l’homme. Il a institué ce dernier comme souverain sur sa création entière, mais la chute et sa conséquence , la mort, qui a établi sa domination sur la terre, a rendu nécessaire une histoire du salut, qui se développe, selon le plan divin, par périodes qui font apparaître les deux principes de l’élection et de la substitution comme les deux principes de cette histoire : l’élection du peuple d’Israël pour le salut de l’humanité, élection d’un reste de ce peuple, qui soit le représentant de la totalité d’Israël, élection d’un homme unique, du serviteur de Dieu souffrant, qui prend sur lui les péchés du monde, élection de Jésus-Christ, dont la mort sur la croix et la résurrection constituent le centre de l’histoire du salut. Désormais le cours de cette histoire s’inverse : elle ne va plus de la pluralité à l’unité, mais bien de cette unité à la pluralité ses sauvés. »
Dans une introduction courte mais substantielle, Alfred Vaucher dit l’essentiel sur la Bible, document de la révélation divine, grâce à l’inspiration théopneustique. La Parole de Dieu est vraiment mise à notre portée en dépit des messagers humains qui l’ont transmise. Il s’agit bien d’une révélation verticale absolue, et non d’une tension humaine plus ou moins habile vers Dieu. Nous sommes loin des idées à la mode aujourd’hui.
Suivent alors sept parties qui présentent l’auteur du salut, son objet, sa préparation, son accomplissement, sa réalisation individuelle, sa réalisation sociale, et sa consommation. Parti de Dieu et de la création, il suit le drame de la chute et l’épopée du sauvetage opéré par le Christ pour contempler finalement l’horizon à la fois si lointain et si proche du grand rétablissement eschatologique.
Ainsi que je l’ai écrit dans la préface, ce livre nous offre une véritable somme théologique. Toutes les lignes maîtresses de la Bible sont expliquées. En outre, le florilège des citations est tellement riche qu’on se familiarise avec les noms des meilleurs théologiens. J’aime aussi la structure de l’ouvrage. La présentation des leçons en cinq parties facilite la mémorisation et donne à l’ensemble une disposition très pédagogique.
Plusieurs sujets, parmi les plus importants, sont développés dans les brochures qui eussent pris l’allure de livres si les possibilités financières avaient permis une typographie plus aérée. Mais la matière est disponible et c’est l’essentiel. Elle couvre des sujets clefs comme le baptême, la sainte-Cène, l’immortalité de l’âme, le décalogue, le jour du repos, le jour seigneurial, le sanctuaire, l’antichrist, le jugement, l’adventisme. On retrouve toujours à peu près la même méthode : l’histoire de l’interprétation conduit l’auteur à dégager sa propre explication. Un modèle du genre me paraît être la brochure intitulée : « Le problème de l’immortalité », de 112 pages, où l’on voit comment les eaux claires de la révélation bibliques se sont peu à peu mélangées avec les eaux boueuses de la spéculation païenne. Voici quelques lignes de la conclusion : « Il y a incompatibilité entre la doctrine biblique de la résurrection de l’homme et l’hypothèse païenne de l’immortalité de l’âme… La théorie de l’immortalité de l’âme humaine, affirmée par Tertullien, exposée par Augustin, a trouvé sa formule définitive chez Thomas d’Aquin. Elle n’a été adoptée comme dogme ecclésiastique qu’en 1513, au cinquième concile de Latran. Martin Luther a retrouvé la vérité évangélique de la vie en Christ. Il est revenu à l’idée biblique du sommeil des morts, et de cette manière il a rendu toute sa valeur à la doctrine de la résurrection » (Alfred Vaucher, Le problème de l’immortalité, S.d.t., 1957, p.50).
Si la dogmatique dans son ensemble occupe la pensée d’Alfred Vaucher, convenons que l’eschatologie fut sans cesse à la pointe de ses recherches. Son talent apparaît ici en pleine lumière. On est tout simplement sidéré par la quantité de travail accompli. Travail qui d’ailleurs n’aurait pas produit le même résultat sans le secours d’un sens aigu de la recherche, une sorte de sixième sens, lui permettant de flairer l’essentiel, tenant en quelques lignes parfois, au sein des milliers de pages compulsées. Que de fois j’en ai eu l’étonnante démonstration au cours de mes contacts avec lui !
De ce point de vue, son intérêt va nettement aux prophéties apocalyptiques dont le livre de Daniel obtient toute sa faveur. Alfred Vaucher est à mes yeux un des spécialistes mondiaux du livre de Daniel. Non pas sous le rapport de l’exégèse, mais quant à l’histoire de l’interprétation, où il a fait plusieurs découvertes intéressantes. Ainsi, dans sa brochure : « Jusque à quand, Seigneur ? » Essai sur Daniel 8 : 13, 14 », publiée en 1973, et pour laquelle il reconnaît une certaine prédilection, il écrit : « C’est peu de temps après la mort de l’abbé Joachim que pour la première fois dans la littérature chrétienne, les 2300 jours ont été calculés comme autant d’années. Le traité De Semine Scripturarum (De la semence des Écritures) a été faussement attribué à Joachim » (p. 15).
Au cours de ses investigations dans ce domaine, Alfred Vaucher découvrit le livre de Lacunza, auquel il devait consacrer une savante étude, publiée en première édition à Collonges-sous-Salève, dès 1941, sous le titre : Une célébrité oubliée, le P. Manuel de Lacunza y Diaz (1731-1801) de la Société de Jésus, auteur de « La venue du Messie en gloire et majesté ».
Ce livre comporte trois parties. La première traite de l’eschatologie en général, avec une importante dissertation sur le millénium ; la troisième décrit le retour du Christ, le jugement et les nouveaux cieux ; la deuxième, de loin la plus importante à la fois numériquement (65 % du livre) et quantitativement, passe en revue quelques unes des grandes prophéties apocalyptiques ; entre autres : Daniel 2 et 7, l’antichrist, la conversion des Juifs et leur rétablissement national en Palestine, l’Église chrétienne, Babylone, la Femme-Église d’Apocalypse 12.
Sur bien des points, l’interprétation prophétique de Lacunza nous étonne et nous contraint à prendre des distances. Il faut regretter qu’il ait « confondu le règne temporaire et céleste du Christ avec le règne éternel que Dieu établira sur la Terre à l’expiration des mille ans. Il avait raison, cependant, d’assigner à ce règne du Christ, comme point de départ, la prochaine parousie… » (p. 129). En outre, il faut lui savoir gré « d’avoir fait cesser la confusion du Royaume de Dieu et de l’Église, qui remonte à saint Augustin et à saint Jean Chrysostome, mais qui est absolument contraire à l’enseignement biblique » (p. 130). On reste aussi étonné devant l’audace avec laquelle il identifie la Babylone apocalyptique avec la Rome du 18° siècle, d’autant plus qu’il considère son Église comme une vénérable mère, en lui adressant des supplications touchantes. En définitive, Alfred Vaucher conclut : « Le Père Lacunza a le droit d’être classé au premier rang des chrétiens qui aiment l’avènement du Seigneur » (p. 132). Dans ce domaine, il fut au catholicisme ce que Bengel fut au protestantisme.
Quatre brochures précieuses ont paru entre 1949 et 1958 sous le titre : « Lacunziana ». On y trouve le fruit du labeur du chercheur à propos des prophéties de Daniel et de l’Apocalypse. La dernière présente une foule de renseignements sur le millénarisme, véritable recension des interprétations au fil des siècles.
Mais comment passerais-je sous silence la célèbre prophétie des 2300 soirs et matins ? A peu de chose près, tous les problèmes soulevés au cours des six dernières années sont examinés avec soins, et, selon moi, résolus de manière satisfaisante. Ainsi, les Derniers Essais, parus en 1984 aux éditions Vie et Santé, montrent que l’explication des pionniers adventistes sur le jugement investigatif était pleinement fondée. Les chercheurs contemporains ont enrichi le résultat sur le plan exégétique, sans modifier beaucoup l’explication finale.
Un mot encore à propos de l’Évangile du royaume. Les avis divergent toujours d’une manière effarante parmi les théologiens contemporains, sur la nature du royaume et sur la manière et l’époque de son établissement. Les réponses proposées correspondent plus ou moins aux grandes théories eschatologiques :
- l’eschatologie réalisée, de C. H. Dodd (le royaume est déjà venu) ;
- l’eschatologie intemporelle, de R. Bultmann (le royaume est subjectif ; que le Christ revienne ou non, cela ne change rien !) ;
- l’eschatologie temporelle de W. G. Kummel et de O. Cullmann (le royaume comporte une dimension intérieure déjà présente, mais aussi une réalisation historique encore attendue).
Ici aussi, la position d’Alfred Vaucher s’apparente à celle de Cullmann. Dès lors, L’Histoire du Salut n’est pas seulement une affaire passée, qui ne regarde que les historiens, mais elle confère à la Bible une valeur éminemment actuelle et future où la foi est impliquée autant que la connaissance. Par notre première naissance nous appartenons à l’histoire ; par notre seconde naissance nous appartenons à l’histoire du salut.
La notion de « royaume de Dieu », directement associée à celle du retour du Christ, est omniprésente dans l’œuvre d’Alfred Vaucher, dont elle constitue une idée force. En plus des leçons consacrées à ce sujet dans L’Histoire du Salut, il faut mentionner deux études. La première intitulée « le royaume de Dieu » a paru dans la troisième série des Lacunziana, p. 1 à 26, publiée à Collonges en 1955. Pour définir la nature du royaume, il cite, entre autres, Antoine Reymond : « Règne, royauté, royaume, ces trois expressions françaises sont nécessaires pour épuiser le sens du mot original, qui désigne tout ensemble le pouvoir souverain du Roi sur la terre et dans les cieux, puis l’exercice de ce pouvoir terrestre et céleste. Enfin le théâtre de sa domination, tout le territoire sur lequel celle-ci s’étend »(p.21).
Ainsi, l’auteur ne néglige pas l’aspect moral actuel sans oublier pour autant d’orienter le regard du chrétien vers la réalisation future et totale des promesses bibliques. Le royaume est essentiellement eschatologique. Le passage controversé de Luc 17 :20, 21 est clairement expliqué. Jésus a-t-il déclaré : « Le royaume est au-dedans de vous » ou « au milieu de vous » ? Les exégètes sont partagés. Contre la première traduction, on fait valoir que Jésus ne peut avoir annoncé aux pharisiens que le royaume était eux. La deuxième traduction paraît donc s’imposer. Jésus aurait dit : le royaume est au milieu de vous, il existe déjà, il est à votre portée, présent en la personne de Jésus lui-même et de ses disciples. Assurément, cette interprétation est intéressante. Pourtant, la préposition grecque entos ne signifie pas au milieu de, mais bien au-dedans de. C’est Goguel qui tranche : « La parole de Jésus est dirige contre une conception juive d’après laquelle le fait de se trouver à l’endroit où le royaume sera manifesté permettra d’y entrer. Il faut donc la comprendre dans le sens que, quand le royaume viendra, ce qui déterminera si on y entrera ou non, ce n’est pas le fait de se trouver ou de ne pas se trouver à un tel endroit, mais ce seront uniquement les dispositions des cœurs, ce qui sera en chacun. En araméen, langue que parlait Jésus, la même forme exprime à la fois le présent et le futur. » Et Alfred Vaucher de conclure : « Ainsi compris, le verset 21 s’accorde avec le verset précédent… » (p. 26).
La seconde étude a paru à Collonges en 1969, sous le titre : « Deux essais sur la prophétie biblique ». Vaucher discute la signification de Matthieu 24 : 34 : « Je vous le dis en vérité, cette génération ne passera pas que tout cela n’arrive. » On a cherché donner au mot génération « un sens inusité ; ainsi par exemple, la race humaine, la nation juive, la création, les disciples de Jésus en général ou l’Eglise. Ces interprétations sont inadmissibles », conclut Bonnet, cité par Vaucher (Alfred Vaucher, Deux essais sur la prophétie biblique, Collonges-sous-Salève, 1969, p. 30). Ce sens naturel et obvie est le seul valable. Le mot revient seize fois dans les synoptiques et désigne invariablement la génération qui eut le privilège de connaître Jésus. Dès lors, la période en question ne prête plus à confusion, il s’agit de la ruine de Jérusalem et non de la parousie. Le contraste frappant entre le verset 34 et le verset 36 est décisif. Sous peine de mettre Jésus en opposition avec lui-même, ces deux affirmations contraires doivent se rapporter à des événements différents. Il faut donc lire : « Cette génération-ci ne passera point jusqu’à ce que ces choses -ci soient accomplies (fin de Jérusalem) ; mais pour ce jour-là et cette heure là, personne ne le sait, ni les anges des cieux ni le Fils, mais le Père seul (fin du monde). »
En précisant la nature du royaume, Vaucher a privilégié la dimension eschatologique. Mais il élimine toute tentation de prédiction chronologique. Les signes de la fin des temps éclatent sous nos yeux et nous devons vivre cette proximité de la parousie sans céder aux spéculations de toutes sortes.
Ainsi comprise, l’eschatologie donne toute sa saveur à l’histoire du salut. Elle en est l’aboutissement logique et merveilleux. C’est le mérite d’Alfred Vaucher d’avoir su le montrer clairement.
Ainsi son œuvre aussi est entrée dans l’histoire.
Georges Stéveny