article paru dans la Revue adventiste de décembre 2014
Jean Weidner est connu pour avoir créé, durant la Seconde Guerre mondiale, le réseau Dutch-Paris qui a aidé des centaines de juifs à fuir la France occupée (1). Après la guerre Jean Weidner a reçu de nombreuses distinctions, dont celle de "Juste parmi les Nations" de l’Etat d’Israël. Un livre raconte son histoire (2). Une fondation veille à la conservation de ses archives et perpétue sa mémoire (3). Le pasteur W.A. Visser 't Hooft, pionnier du mouvement oecuménique et résistant, le mentionne dans son autobiographie (4). Et lors de son décès en 1994, le magazine américain Time le mentionne dans la rubrique nécrologique des célébrités.
Mais qui se souvient de sa sœur Gabrielle ?
Gabrielle était une sténodactylo, croyante adventiste, travaillant dans les bureaux de la Fédération du Nord de la France. Une personne discrète et gentille. Elle faisait partie du réseau de son frère, probablement comme courrier, un petit maillon de la chaîne.
Le dernier sabbat du mois de février 1944 Gabrielle assise au culte dans l'église adventiste du 130 boulevard de l'Hôpital à Paris. La Gestapo fait irruption dans l'église et l'arrête. Elle a été dénoncée, avec une centaine d'autres membres du réseau, par une collaboratrice de Jean Weidner torturée par la Gestapo. Gabrielle fut internée à la prison de Fresnes. En août 1944, alors que les Alliés ont déjà débarqué en Normandie et se trouvent presque aux portes de Paris, les nazis exécutent de nombreux prisonniers. Gabrielle est envoyée, avec de nombreux autres détenus, en Allemagne, au camp de concentration de Ravensbrück.
La suite de l'histoire de Gabrielle se trouve dans un document de neuf pages dactylographiées, écrites en néerlandais et conservées aux Archives historiques de Collonges (5). Il s'agit du témoignage d'une amie codétenue qui a survécu aux camps de la mort. Il commence ainsi : "21 août arrivée à Ravensbrück. Déshabillées. Bain. Habillées d'une chemise, d'une culotte, d'une jupe marquée d'un X, désignant le statut de prisonnière. Placées dans le bloc 24. Mies [le petit nom de Gabrielle] malade, transférée à l'hôpital." De santé fragile, Gabrielle supporte mal les privations, le froid, les travaux forcés, les traitements souvent inhumains des camps de concentration. Les gardiennes SS considèrent les prisonnières comme "un troupeau d'animaux". De Ravensbrück Gabrielle est transférée à Torgau, puis à Königsberg. A Königsberg la directrice du camp est particulièrement sévère. "Elle disait que Ravensbrück avait été trop doux et qu'elle allait dresser les prisonnières", raconte l'amie de Gabrielle. La nourriture est insuffisante, le froid est terrible. L'état de santé de Gabrielle se détériore de plus en plus.
Le 5 février 1945 les troupes russes libèrent le camp de Königsberg. Ils viennent en aide aux malades, mais pour Gabrielle il est trop tard. Malgré les soins elle meurt au matin du 15 février dans le camp libéré. Le témoignage de son amie se termine avec le récit de son enterrement, avec deux autres prisonnières, "près du bloc 11".
Gabrielle aurait 100 ans cette année. Fauchée à 30 ans par la machine de destruction nazie, elle a payé de sa vie sa contribution à l’entreprise de salut de Jean Weidner, qui a rendu témoignage à la foi de sa sœur.
Guido Delameillieure
archiviste
(1) Selon Hugh R. Boudin, plus de 1000 personnes ont été conduits par le réseau Dutch-Paris vers la Suisse ou l'Espagne, parmi lesquels quelque 800 Juifs et plus de 200 aviateurs alliés abattus ("La croix et la bannière", Ed. Prodoc-Promu, Bruxelles, 2012, p.285)
(2) "Le Passeur" de Herbert Ford, édité chez Fayard en 1972
(3)" The John Henry Center for Cultivation of the Altruistic Spirit" (voir le site weidnerfoundation.org sur internet)
(4) W. A. Visser 't Hooft, "Le temps du rassemblement", Ed. du Seuil, Paris, 1975, p.182-183
(5) Document déposé aux Archives historiques de l'adventisme francophone en 2002 par Mme Anne-Marie Hipleh-Weidner, soeur de Jean et Gabrielle Weidner. De larges extraits de ce document sont consultables sur le site des Archives : www.archivesadventistes.org / rubrique Weidner.
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Extraits
Ravensbrück 15 août 1944
Romainville 600
Arrivée 21 août. Evanouissements, crises cardiaques.
Wagon pour fatigués. Pas soufferts du froid.
Arrivée à Ravensbrück le 21 août.
Celles qui n’étaient pas malades sont restées à Ravensbrück jusqu’au 22 août.
A l’examen, tout leur a été pris. Déshabillées, bain. Rhabillées avec une chemise, une culotte, une vieille robe sur laquelle il y avait un X, signe qu’il s’agissait d’une prisonnière.
Placées dans le bloc 24.
Mies dès le départ malade, hospitalisée. Revier (hôpital).
Pour chacun recherche d’adresse des parents, métiers, etc. Pas pour Mies parce qu’elle était à l’hôpital.
Bien nourries, bien soignées. Dans le bloc 24 se trouvaient 600 personnes. Place pour 50 lits.
3 lits superposés, 3 côte à côte.
Parce que Mies était malade elle dormait avec quelqu’un d’autre.
6 matelas côte à côte, sans interruption. 3 personnes par matelas tête-bêche, la tête de l’une à côté des orteils de l’autre. Faibles près de la fenêtre.
(…)
Lever 3h30. Sirène. Immédiatement. Pas le temps de faire sa toilette. Sortir immédiatement.
A la tête se trouvait la police interne composée de prisonniers de guerre, allemands et polonais.
A la tête d’un bloc, un chef de bloc. Roulement de deux temps de garde.
Les femmes qui dirigeaient n’avaient aucun intérêt à bien traiter les prisonnières. Elles étaient bien vues par les Allemands. Les femmes (de position plus basse dans la hiérarchie) avaient un bâton pour cogner. Elles étaient dirigées par un homme. En dessous une femme. Femmes SS.
A Ravensbrück se trouvait une école. Les surveillantes y apprenaient comment traiter les prisonnières : les battre, punir, etc.
Le village de Ravensbrück était un village de SS.
On descend à la station Furstenburg-Mecklenburg. Grande forêt de sapins, un lac (haut). Les surveillantes habitaient des maisons propres.
De 4h-1/4 jusqu’à 6h dehors. Rangées de 5.Habillées que d’une robe. Très froid. Appel.
6 h sonnerie : sirène. Celles qui allaient au village de Ravensbrück pour leur travail.
Mies ne travaillait pas.
Manger à 7h. Café. Enfermées. Entre 9h et 2h on distribuait de la soupe de choux et de navets.
A 5h un morceau de pain avec porridge.
Travail dans le sable. Transporter sable. Mies n’a fait cela que 2 jours.
1er septembre, vendredi, rempli formulaire. Examen médical pour transport. Examen fait par médecins prisonniers. Ce jour-là, pas de sortie. Parler ensemble ; parfois oui parfois non.
Samedi 2 septembre, appel du matin. Appel du soir de 6h jusqu’à 1h du matin.
Certaines femmes se sont évanouies. Toujours rester debout.
Dimanche rien. Quelques-unes montaient la garde.
Lundi travail. Mies ne travaillait pas.
Mardi 5 septembre appel à 6h.
Les 600 prisonnières sont amenées à Revier (hôpital) toutes déshabillées. Jusqu’à midi. Le médecin arrive. Médecin homme. Filles nues. Mains du médecin. Rhabillage. Certaines prisonnières avaient plus de 70 ans.
A 1 h soupe. A 2h bureau du travail. Comptées par des femmes SS comme un troupeau d’animaux.
Retour au bloc, un morceau de pain. Attendre jusqu’à environ 9h.
Une jeune fille hollandaise est montée sur une chaise. Elle avait travaillé au consulat de Vichy. Elle a dit : « La Hollande est libre ! »
(…)
Les protestants avaient une bible qui leur était parvenue en secret malgré tous les contrôles.
(…)
Le dimanche matin il fallait travailler dans la neige, la pluie et le vent. Toujours travailler dehors. Les vieux comme les jeunes, les coupables comme les non-coupables. Des numéros !
A midi un office religieux était tenu secrètement par les catholiques et les protestants.
(…)
Le 1er novembre est arrivé un commandant de Ravensbrück pour nommer une secrétaire du surveillant en chef de Ravensbrück comme surveillante en chef du camp de Koningsberg.Cette femme était très rude. Elle battait les prisonnières.
A 5h, retour du travail, on nous comptait et recomptait dans le froid jusqu’à 11 h du soir. Cette femme disait que Ravensbrück avait été trop doux. Qu’à partir de maintenant on nous dresserait. Certaines prisonnières avaient mis de la paille dans leurs habits à cause du froid. Elles avaient l’air anormalement grosses et elles ont été fouillées. Les gardiennes ont arraché la paille et les ont battues. Elles leur ont enlevé les couvertures et ne leur ont laissé qu’une couverture pour 2 personnes.
(…)
Petit à petit les filles étaient informées de ce qui se passait à l’extérieur. Par divers signes, elles remarquaient que ça se passait mal pour les allemands. Dans la nuit du 30 au 31 janvier, des avions décollaient sans interruption de l’aéroport. Cela renforçait l’espoir des prisonnières d’être bientôt libérées.
Le 31 janvier toutes les prisonnières qui travaillaient à l’extérieur sont rentrées. Les surveillants étaient partis. Vers 2 h de l’après midi les surveillantes en chef de la SS partaient aussi. A 4 h, la commandante du camp a quitté également le camp.
Une heure plus tard on a tout fait sauter dans le camp militaire (les installations électriques, les munitions, etc.). On a donné aux prisonnières des habits pour s’enfuir si cela devenait nécessaire. D’autres prisonnières venaient raconter que les allemands s’étaient enfuis sans laisser de vivres derrière eux. Mais dans la caserne on a trouvé de la nourriture : du beurre, de la confiture, des conserves, des légumes, du riz, de la semoule, du miel, du sirop, des tartes. Tout a été partagé.
Mies a reçu du beurre. Elle partageait et échangeait contre d’autres choses.
Les allemands qui trainaient encore par là ont tiré sur des prisonnières qui prenaient de la nourriture.
Les filles ont fait des crêpes pour Mies.
Il n’y avait pas d’eau. Tout était détruit. Il y avait seulement une source. C’est là qu’on puisait l’eau pour le café.
Dans la nuit du 31 janvier au 1er février une prisonnière est devenue folle de trop de joie.
Le 3 février vers 3h de l’après-midi des SS sont revenus. Ils ont lancé des grenades et menacé avec des mitraillettes pour faire sortir les filles du camp. Ils voulaient les emmener. Ils sont également venus dans l’hôpital. Ils criaient « Tous les malades, dehors ! »
Une infirmière polonaise était très courageuse. Elle disait qu’elles avaient toutes le typhus. Alors ils ont mis le feu au bloc n° 10. Les infirmières ont alors demandé aux malades de sortir.4 amies ont enveloppé Mies de couvertures et l’ont sortie.
(…)
Quand, au bout de 2 heures, le feu fut éteint, les filles ont ramené Mies à l’intérieur. Elles ont trouvé encore un peu de lait qu’elles lui ont donné. Toutes les prisonnières sont allées se coucher. Elles étaient toutes très fatiguées. Pas de contrôle !
(…)
Quand le 3 février les allemands sont revenus, ils ont fusillé beaucoup de prisonnières et ont détruit tous les médicaments qui se trouvaient dans la pharmacie de l’hôpital.
(…)
Mies parlait beaucoup de son retour à Paris. Là elle se reposerait quelques jours et elle retrouverait ses parents. Après elle partirait pendant 6 mois à La Haye pour s’y reposer.
(…)
A midi, on a demandé à Mies ce qu’elle voulait manger. Elle a dit qu’elle n’avait envie de rien. Qu’elle voulait juste boire du café avec du lait. C’est ce qu’elle a fait. Toutes les heures on lui apportait un peu de café avec du sucre qu’elle se forçait à avaler.
Le soir elle n’a rien voulu manger. La nuit elle a appelé 2 fois pour dire qu’elle était très fatiguée.
Le 14 février au matin, les filles trouvaient qu’elle avait beaucoup décliné. Elles ont décidé de rester auprès d’elle à tour de rôle. Elle avait mal et était très faible. Elle n’avait plus de courage et disait qu’elle ne guérirait plus. Qu’elle mourrait en France.
Du mercredi au jeudi, elle a reçu une injection de camphre.
Le jeudi, elle a parlé toute la matinée avec difficulté. Elle avait mal à la gorge et ne pouvait pas parler beaucoup. Ce matin-là les filles ont décidé de prier pour toutes et de remercier Dieu pour la délivrance du camp. Mies a participé à la prière et a dit « Nous te remercions Seigneur ».
Continuellement quelqu’un restait auprès d’elle. A partir de 4h de l’après-midi, elle ne parlait plus du tout. Les filles lui disaient « As-tu mal, Mies ? » Elle faisait un signe qu’elle se sentait bien. Jusqu’à 8h, elle était étendue sans bouger. Le médecin polonais est venu auprès d’elle. Elle est morte à 8h. Mado était avec elle. On lui a mis un crucifix dans les mains. Son visage était calme. Le médecin et l’infirmière sont restés auprès d’elle jusqu’au matin, vers 9h/10h.
Elle a été enterrée à 10h. Elle a été enveloppée d’une couverture, enterrée dans le camp.Il doit être possible de retrouver l’endroit. Deux autres filles ont été enterrées en même temps qu’elle, une polonaise et une française.
Elle a été enterrée à côté du bloc 11.