Le Messager, septembre 1915, p.79-80
Trois ans au fort Rabot
" Nous prenons la liberté de publier l'extrait suivant d'une lettre privée de frère Samuel Badaut ; nous avons l'assurance qu'elle sera lue avec plaisir par tous nos frères. La Réd.
Grenoble, le 18 juillet 1915.
Je suis toujours à Grenoble, au Fort Rabot, où j'aurai été caserné pendant trois ans bientôt, y étant arrivé en octobre 1912. Quand je vis, pour la première fois, ces immenses fortifications à l'aspect redoutable, étalées en gradin sur le flanc de la montagne qui surplombe la ville, je ne m'attendais certes pas à y faire un séjour d'une telle durée, ni surtout à y trouver cet accueil si bienveillant, qui m'a enlevé tout sujet de plainte, et ne laisse au contraire , dans mon coeur, que des louanges et des actions de grâces envers mon Sauveur.
C'est sa main, en effet , qui m'a précédé en ce jour, dans l'épreuve comme dans la joie, dans les luttes comme dans les victoires. Par sa grâce, j'ai toujours pu le servir librement et selon ce que me dictent sa Parole et ma conscience, sans être molesté en aucune facon. Certes, le chemin a parfois été raboteux et dur, surtout depuis que nous sommes en état de guerre : les nuages se sont amoncelés au-dessus de ma tête ; j'ai vu se dresser devant moi des barrières apparemment infranchissables. Des camarades sympathiques, des chefs bienveillants m'ont dit : " Cette fois, ça y est, mon pauvre Badaut : il vous faudra y passer et faire comme tout le monde."
Chaque fois, le Seigneur a miséricordieusement interposé sa puissante main ; le chemin a été aplani, l'orage a passé sans m'atteindre, et l'obstacle a été franchi sans encombre. Mon coeur déborde de reconnaissance envers Dieu pour les nombreuses manifestations de son amour dont il m'a entouré, et je ne puis que m'écrier : "Il fait bon servir un tel Maître !"
Un jour, si tel est sa volonté, j'espère avoir l'occasion de vous raconter quelques-unes des expériences que j'ai traversées à la caserne ; elles vous confirmeront dans la certitude que si l'enfant de Dieu réussit et prospère, là où le monde échoue dans ses efforts, ce n'est ni par suite de sa plus grande habilité, ni parce qu'il est mieux avisé : c'est parce qu'il a appris à remettre toutes choses entre les mains de Dieu et à se laisser conduire par lui. L'attente patiente de la manifestation de la volonté de Dieu et la mise en oeuvre de toute notre énergie pour marcher fidèlement dans le sentier qu'il nous a tracé, voilà le secret du succès.
Cela veut dire, bien souvent, se méconnaître , se faire petit, être convaincu de son incapacité, s'anéantir. Mais tout cela, n'est-ce pas marcher sur les traces du Sauveur ? N'est-ce pas manifester dans notre vie cette foi qui est notre victoire sur le monde ? Le Seigneur sait ce qui nous est utile et il nous le donne au temps convenable : à nous d'attendre patiemment.
Il était un temps, pas très éloigné, où je murmurais (...) contre ses années perdues pour l'oeuvre de Dieu (...) Mais j'ai appris à voir les choses sous un autre jour : c'est là où je suis maintenant que le Seigneur veut que je sois. S'il m'avait voulu ailleurs, il était assez puissant pour m'y envoyer. Il ne l'a pas fait : c'est donc ici qu'il me veut. Aurais-je été plus utile ailleurs ? Non, pas avant d'avoir appris à être utile ici, à le servir au milieu de mes camarades, à travailler parmi eux pour sa gloire. Et je suis confondu, parfois, par l'immensité de la tâche et du champ qu'il m'a confié. J'ai trouvé des hommes sincères et droits qui l'aiment et n'ont besoin que d'apprendre à l'aimer plus encore pour le servir selon sa volonté. Je lui demande de m'aider à être l'instrument employé par lui pour contribuer à l'accroissement de cet amour. Souvenez-vous de moi dans vos prières, cher frère. Ces années de régiment, avec les nombreuses bénédictions qu'elles m'ont apportées et les grandes leçons qu'elles m'ont enseignées, ne seront pas perdues pour moi. Puissent-elles contribuer à donner plus d'utilité et de valeur à chacune des minutes de ma vie pour la plus grande gloire du Maître ! (...)
Cordialement,
votre frère
Samuel Badaut
2e d'artillerie à pied, Fort Rabbot, Grenoble (Isère)"